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« L’OUBLIEE DE MALLARDENX » de Mireille
Laffitte
J’étais parti de Metz de très bonne
heure, voulant profiter de cette belle journée d’été qui s’annonçait. Mes
examens passés, j’avais eu envie de m’aérer le corps et l’esprit. A l’oral du
CAPES d’histoire, j’avais été interrogé sur la révocation de l’Édit de Nantes
par Louis XIV et c’est comme ça que j’avais eu l’idée de venir en ces lieux.
J’avais roulé sur la départementale 603 qui m’avait conduit à Courcelles, d’où
j’avais l’intention d’emprunter, à pied, une portion du chemin des
Huguenots tenant son nom d’une jeune fille de Metz, Marie Dubois, qui,
en 1687, au péril de sa vie, avait échappé à ses persécuteurs.
Bien que je ne sois ni pratiquant,
ni même croyant, j’étais plutôt ému à l’idée de fouler ce sentier que, plus de
trois siècles auparavant, et pendant près de cent ans, des protestants, fidèles
à leur foi, et persécutés à cause d’elle, menacés à tout instant par les
dragons auxquels le roi donnaient carte blanche pour toutes les violences
qu’ils s’autorisaient, avaient clandestinement suivi jusqu’à l’Allemagne toute
proche, pour y célébrer chaque année, au mois de septembre, les cérémonies de
leur culte : baptêmes, mariages et Sainte Cène. Ce long chemin leur
demandait près d’une demi-journée de marche à l’aller et près d’une demi-journée
de marche au retour, et ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces enfants le
parcouraient en des temps terribles. Moi, aujourd’hui, je l’accomplissais
le cœur léger, en essayant de repérer, dans la forêt de Courcelles et sur
le plateau agricole qui la dominait, des vestiges historiques. Même si je
savais que le tracé moderne, victime de la transformation du paysage
industriel, s’écartait forcément du tracé historique, je m’efforçai de chercher
des repères : fléché de croix huguenotes bleues sur fond blanc, le chemin
était jalonné par des lieux de mémoire qui avaient marqué cette
marche obstinée vers la liberté de culte. Et, sans doute aussi, pour certains,
vers la liberté tout court.
Je marchai d’un bon pas et arrivai
bientôt dans un village dont les maisons se groupaient harmonieusement autour
d’un petit bâtiment blanc au toit d’ardoises, plus proche, par ses proportions,
d’une chapelle de montagne que d’une église. Toutes typiques de la
région : toits de tuiles pentus, porches arrondis qui leur mangeaient la
moitié des façades, jardinets à l’arrière. Des maisons faites depuis longtemps,
pour durer longtemps. Où l’on imaginait, derrière chacune de leurs portes, des
réunions de famille accueillantes et animées autour d’une grande table de
ferme, des veillées chaleureuses devant une cheminée : le visiteur
pousserait la porte et crierait « Bonjour, braves gens ! »,
comme dans Les Vieux, d’Alphonse Daudet, et on lui ferait aussitôt une
place, sans chichis. Des maisons faites pour abriter les hommes et leurs
petits troupeaux. Autrefois, du moins. Coquettes maisons de villégiature,
aujourd’hui.
Déjà, dans les vergers et dans les
jardins, protégés par de vieilles murettes de pierres parfaitement entretenues,
cerisiers et mirabelliers croulaient sous les fruits, chèvrefeuilles, rosiers
et glycines composaient leur palette pastel et embaumaient l’air où l’on
devinait, plus qu’on ne les voyait, les premières abeilles. Une jolie matinée
de juin, vraiment ! De ces matinées où l’on se sent apaisé, réconcilié
avec soi-même et en harmonie avec le monde. Un monde aux proportions de ce
village de rêve.
Séduit par cette image de carte
postale, je décidai qu’au retour, dans l’après-midi, je ferais un détour pour
parcourir à pied les rues de ce village si charmant.
C’est en arrivant, vers dix-sept
heures, que je remarquai une étrange demeure, qui se dressait à l’entrée du
village. Bien qu’elle fût en très mauvais état, et pratiquement à l’abandon,
elle laissait augurer de ce qu’elle pourrait devenir si on la restaurait.
Elle était composée de trois grands
corps de bâtiments perpendiculaires les uns aux autres : au centre, la
maison d’habitation, percée de fenêtres Renaissance, était flanquée de deux
autres constructions, sans doute d’anciens communs, dont les grandes portes en
bois étaient encadrées par d’impressionnants rosiers qui tapissaient
littéralement les murs de superbes roses rouges. La cour, carrée, fermée par
des murets de pierre assez bien conservés, était entièrement recouverte
d’herbe. L’ensemble, silencieux et élégant comme bien des vestiges des temps
anciens, évoquait certains châteaux cathares que j’avais visités l’été
précédent. Un écriteau « A vendre » était accroché à la grille.
« C’est-y que vous avez
l’intention d’acheter ? »
Je sursautai, n’ayant pas
entendu l’homme arriver.
« Comme je vous vois depuis un
petit bout de temps devant la pancarte ...
- Oh ! Je me contentais
d’admirer les lieux : c’est un ensemble, qui a un charme fou ! …
Mais certainement pas dans mes prix !
- Oh ! à mon avis, ça m’étonnerait
que ça ne parte pas pour une bouchée de pain !
- C’est vrai qu’il y a beaucoup à
restaurer !
- Oh ! c’est pas tant pour
ça !
- La toiture de la grange de gauche
s’est effondrée, non ?
- Oui. Mais c’est pas tant pour ça,
je vous dis. »
L’homme me parut soudain mystérieux.
Il s’était tu, avait pris un air entendu et on aurait dit qu’il ménageait ses
effets pour me révéler une terrible vérité.
« C’est
quand même un bel ensemble ! », répétai-je pour dire quelque chose,
histoire de meubler ce silence qui me gênait. « C’est vrai :
avec cette cour couverte d’herbe, entourée de ces bâtiments, ces vieux toits,
ces belles pierres, ces fenêtres … !
- Mallardenx a été
longtemps la plus belle du bourg. Longtemps ! On a toujours dit qu’elle
avait appartenu à des châtelains, au dix-septième siècle. Au moins ! Elle
a une histoire, cette maison ! Mon grand-père m’a raconté que son père,
déjà, parlait d’un souterrain qui la reliait au château de Brassay,
là-bas, sur la crête, et au château de Landonvillers, vous voyez où
c’est ? A seize kilomètres ! Ces passages secrets remonteraient au
temps des guerres de religion. Les châtelains, des protestants, auraient fait
construire ces galeries pour s’échapper. Parce qu’ici, comme vous le savez
peut-être, c’était un pays où il y avait beaucoup de protestants. Beaucoup.
D’ailleurs, pourquoi je dis « y avait » ? Il y en a
encore !… Donc, pendant ces guerres de religion, ils auraient pu
s’enfuir ! Et même après, à la Révolution, les nobles se seraient enfuis
par là. On dit aussi que des juifs s’y seraient cachés pendant la guerre.
Bref ! La maison a eu un passé caché. Mais ce n’est peut-être qu’une
légende ! Les cultures ont tout recouvert depuis un joli
moment : allez creuser pour vérifier, maintenant ! … Tout ça pour vous
dire que l’endroit aurait pu valoir cher !
- Et les propriétaires le laissent
tomber en ruines ? Quel gâchis !
- Je crois bien qu’on ne les a
jamais connus. C’est un notaire de Nancy qui gère le bien et si vous voulez mon
avis, c’est lui, le propriétaire, mais bon !… Quand le toit de la grange
s’est affaissé, l’an dernier, la Municipalité s’est contentée de poser un
panneau obligeant les automobilistes à ralentir sur le chemin : on se
demande contre qui il aurait fallu se retourner s’il était tombé sur quelqu’un,
enfin ! …
- Et la maison n’est pas
habitée ?
- Elle ne l’est plus depuis trois
ans : c’est à cause de ce qui s’y est passé que … mais avancez donc à
jusqu’à chez moi : c’est là-bas, un peu plus loin, en face, on va boire un
canon, et je vais vous raconter ce qui est arrivé dans cette maison. M’est avis
qu’à cause de ça, ils ne sont pas près de la vendre ! Ou alors, comme je
vous ai dit, ça se fera pour une bouchée de pain ! »
Je le suivis jusqu’à sa demeure. Je
n’avais pas tellement envie de perdre du temps, mais j’avoue que ses dernières
paroles m’avaient intrigué.
L’homme me raconta le drame qui
s’était passé dans cette maison.
On n’avait jamais su grand chose du
dernier locataire, un certain Faucher, la quarantaine, agent d’entretien à la
voirie à Courcelles, à vélomoteur : six kilomètres aller et six kilomètres
retour. Un type qui n’était pas d’ici.
« Un sauvage, ce type. Il ne
disait jamais ni bonjour, ni bonsoir, rien ! Alors, à force, nous, au
village, on a fait comme s’il n’existait pas. On savait qu’il était là
parce qu’il ouvrait et fermait les volets de ce qu’on supposait être la
cuisine, en bas, et la chambre, en haut. Tous les autres volets restaient tout
le temps fermés, on ne savait pas s’il occupait les autres pièces. »
Personne n’était jamais entré chez
lui, pas même le facteur qui lui portait un mandat tous les trois mois. D’où
lui venait cet argent ? Le facteur avait dit une fois qu’il était versé
par la Caisse maladies. Mais en quel honneur ? Personne ne le savait. Et
pendant les cinq ans qu’il vécut dans cette maison, il avait touché cet argent
Le maire lui-même ignorait
pratiquement tout de lui, à part l’endroit où il travaillait et le fait qu’il
payait régulièrement son loyer par mandat.
Personne ne l’avait vu arriver, ce
qui me paraissait incroyable, parce que, même si la maison était, paraît-il, un
peu meublée depuis les anciens propriétaires, il devait bien avoir des affaires
à lui ! Mais l’homme m’assura que personne n’avait rien vu, rien entendu !
Un matin, il avait été là et on l’avait su parce que les volets d’en bas
étaient ouverts, c’était tout ! Et comme il ne parlait à personne…
« Et vous, son plus proche
voisin, vous n’avez jamais cherché à lui parler ?
- J’ai bien essayé, une fois ou
deux, de parler de tout et de rien, mais il coupait court à toutes les
conversations, on voyait bien que ça ne l’intéressait pas de fréquenter le
monde. Il rentrait chez lui, il s’enfermait et allez savoir, vous, ce qui se
passe derrière une porte fermée ! C’était un sauvage, je vous dis.
- Il est donc resté tout seul ?