Le Kaf’kali a le plaisir de communiquer le nom des gagnants du
Concours de Nouvelles 2016 qui s’est déroulé du 31 octobre 2015 au 15
février dernier et qui avait pour thème « Derrière la Porte ».
Les participants de 9 départements français ont
concouru : l’Ain, les Alpes Maritimes, la Drôme, l’Hérault, l’Ille et
Vilaine, le Puy de Dôme, les Pyrénées Atlantiques, Paris, le Tarn, ainsi
qu’un concurrent italien.
Et les lauréats
sont :
- 1er prix : Jean-Pierre GUIRAUD de Montagnac (34) pour sa nouvelle « Voie sans issue »
- 2ème prix : Eric Gohier de Frontignan (34) pour sa nouvelle « Le dernier trait »
- 3ème prix : Mireille Lafitte de Sarpourenx (64) pour sa nouvelle « L'oubliée de Mallardenx »
Nous sommes heureux et fiers de voir notre village à l'honneur et l'Hérault largement récompensé !
La remise des prix
officielle aura lieu le dimanche 29 mai à partir de 11 heures à la
Maison des Associations de Montagnac – 5, allée des Sports – en présence de
l’Adjointe au Maire, chargée des Festivités et de la Présidente du Kaf’kali.
Tous les participants et tous les montagnacois y sont cordialement invités.
Nous félicitons
chaleureusement nos heureux gagnants et souhaitons bonne chance à tous pour les
concours à venir.
*********
LES NOUVELLES PRIMEES
LES NOUVELLES PRIMEES
« VOIE SANS
ISSUE » de Jean Pierre Guiraud
Il a
pris sa décision tout à l’heure, après la distribution du repas du soir, dès
que le surveillant a refermé la porte de la cellule. C’est une idée certes
soudaine mais pas irréfléchie car elle est l’aboutissement d’un long processus
de maturation. Le désespoir, comme la morsure d’un hiver glacé, s’est installé
durablement. Il ne parvient plus désormais à entrouvrir une fenêtre sur le
monde extérieur et ses rêves d’homme libre ont fini par s’assécher ; il y a
trop longtemps qu’il est privé de la réalité des choses et de la beauté du
monde. L’enfermement a brouillé et altéré ses sens. Il ne se souvient plus du
plaisir qu’il éprouvait lorsqu’il arpentait la garrigue ou qu’il déambulait
dans les halles bruyantes de Sète ou bien quand il attendait le retour des
chalutiers ou encore lorsqu’il se jetait dans les vagues à Marseillan au mois
de juin. Ses souvenirs se sont graduellement estompés. Ce monde est révolu. De
là où il se trouve, la vie extérieure n’est visible qu’à travers une fenêtre barreaudée.
Souvent au cours de ces dernières années, assis devant cette fenêtre, dans une
attitude contemplative il s’est repu des mots de Verlaine :
Un arbre, par-dessus le toit,
Le
ciel ? Enfin disons plutôt ces lambeaux de ciel découpés dans le barreaudage,
est rarement bleu
; plutôt plombé par une grisaille persistante ou aussi tourmenté qu’un ciel de
Ruisdael.
Les
toits ? Ce sont ceux d’un village au loin, tassé autour d’une église
protectrice, bien au-delà du mur d’enceinte où se posent dans des croassements
lugubres des corbeaux bien dodus. Il faut dire que les abords du mur, jonchés
de détritus alimentaires jetés par les prisonniers, constituent leur
garde-manger.
Quant
aux arbres, ce n’est guère mieux ! Pas de belles frondaisons pleines de
pépiements d’oiseaux. Non rien de tout cela. Il ne voit qu’une vaste étendue de
champs cultivés. Surtout du colza dont les fleurs jaunes, au mois d’avril,
inondent les terres comme pour leur donner un peu de couleur.
Ce
soir il n’a pas touché à son repas. Il n’a pas faim. L’idée qu’il s’agit du
dernier repas d’un condamné à mort lui traverse l’esprit et, en dépit de ce qui
est en train de se jouer, le fait sourire.
Quelle
ironie du sort ! Personne ne l’a condamné à mort même si, alors qu’il pénétrait
entre deux gendarmes dans le Palais de Justice, des bouches pleines de fiel et
de colère ont hurlé
« à mort ! Assassin ! ». C’était il y a six ans !
Sa
vie depuis s’apparente davantage à une lente agonie. C’est en tout cas ce qu’il
a ressenti chaque soir, à dix-neuf heures, lorsque la porte s’est refermée sur
lui.
Il a
jusqu’alors tenté désespérément de lutter contre cette lancinante mélancolie
qui l’habitait. Il a cherché un refuge dans la lecture des poètes mais aussi
des philosophes, abordant ces derniers sans discernement et cherchant vainement
des réponses à ses questions existentielles.
Il a acquis une certitude : ce labyrinthe carcéral est sans
issue. Il n’a plus la force de se battre, les jours et les heures s’égrènent trop lentement laissant
ainsi tout l’espace temporel aux idées noires
et au remord qui finit par métastaser toutes ses pensées. Rien ni personne ne
pourra infléchir sa détermination. Il se sent déjà libre.
Il
s’est allongé sur son lit. Il entend son codétenu dans la cellule voisine faire
des commentaires sur une émission de télé réalité. Il est incapable de rester
silencieux, il a besoin de partager ses émotions et ses réactions...il
s’insurge, applaudit, critique, vitupère...Il est bon public. C’est sa façon à
lui d’oublier son environnement, de s’échapper de cette pièce de neuf mètres
carrés qui a l’odeur prégnante du confinement...mélange de transpiration, de
graillon, de linge sale et d’angoisse. Les toilettes sont dissimulées derrière
un mur et la douche est à l’extérieur, au fond de la coursive.
Son
autre voisin qui occupe la cellule de droite vient d’entamer sa litanie de
reproches qu’il adresse à son père, ses sœurs, Vanessa Paradis, même à Dieu et
à tous ceux qui croisent son chemin dans sa tête. Les détenus s’en méfient et
les surveillants redoutent ses réactions imprévisibles. Il va poursuivre son
monologue jusque tard dans la nuit. Lors des rondes de sécurité, les
surveillants lui demandent à travers la porte de se calmer. Mais cette
intervention n’a qu’un effet passager, juste le temps qu’il intègre qu’une
nouvelle voix s’est mêlée à la discussion. Il ne s’arrête que lorsqu’il a
définitivement réglé ses comptes avec tous ceux qui viennent lui rendre visite
dans son esprit dérangé.
Lui aussi le craint mais il lui est impossible d’éviter ce
voisin de coursive très envahissant qui s’égare dans son délire paranoïaque.
Il ignore les raisons de leur présence derrière ces hauts
murs et il ne cherche pas à le savoir. Il sait juste que son voisin, celui qui s’agite devant la télé,
est dans sa vingt sixième année.
Si
lui ne se montre pas curieux, en revanche, certains de ses codétenus l’avaient
persécuté afin qu’il
leur révèle l’acte qui lui avait valu sa condamnation. Ils le soupçonnaient d’être un « pointeur », expression carcérale pour
définir un pédophile. De guerre lasse, il leur avait montré une vieille coupure
de journal de son affaire. Ce justificatif lui avait épargné d’inévitables et
incessantes représailles.
Ce
soir comme tous les soirs après la fermeture des portes, « la détention »
retrouvera son rythme immuable, ponctué jusque tard dans la nuit par la
cacophonie étouffée des solitudes.
Il
fait encore jour. L’été a perdu de sa superbe mais s’obstine pourtant à
prolonger les ombres,
à
maintenir une douceur de l’air qui tente de pénétrer dans la cellule par le
vasistas barreaudé.
Il a
soudain envie de respirer une dernière fois cet air chargé de liberté. Il se
lève et grimpe sur la table scellée au mur sous sa fenêtre. Son regard scrute
les alentours dont il connaît chaque parcelle, chaque bosquet et chaque
buisson. Il devine plus qu’il ne voit la musaraigne qui, affolée par le vol
tournoyant d’un rapace, se précipite et s’enfonce dans son terrier. Il songe
que lui aussi a été une proie apeurée, vulnérable, menacée par les griffes de
rapaces à visages humains. C’était dans une autre vie !
Il
tend l’oreille. Les bruits sont étouffés par la nuit qui commence à descendre.
Il ne perçoit plus les cris et les rires des enfants qui, début septembre, ont
repris le chemin de l’école. Avec le vent d’ouest, il les entend dans la
journée quand ils sont en récréation. Il repense encore à Verlaine :
« Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur
là
Vient de la ville. »
Il
se cramponne aux deux barreaux comme pour les desceller dans un ultime acte de
désespoir et
de rage. Mais ce n’est pas son état à ce moment précis. Il veut juste sentir la
froide réalité de sa condition humaine. C’est par elle qu’il est parvenu à
cette décision qui est à présent devenue irrévocable.
Il
redescend et fait chauffer de l’eau dans la bouilloire afin de se servir une dernière
Ricoré. Il croise son regard dans le miroir qui lui révèle un visage auquel il
ne prête plus aucune attention depuis longtemps ; son teint terne, ses traits
fatigués et ses cheveux blonds coupés très près du crâne le renvoient à son
dénuement et à son propre abandon.
Et, tout en sirotant son breuvage, il se met à observer
chaque recoin de sa cellule qu’il a voulu
austère, quasi monacale. Rien n’est vraiment superflu en
dehors de la tour Eiffel en allumettes
que
lui a offerte un codétenu le jour de sa libération. Il a ostensiblement refusé
de s’installer, de personnaliser ce lieu de vie...il n’est pas chez lui ! Son
regard s’attarde quelques minutes sur cette porte sans poignée, trouée à
hauteur d’homme par un œilleton conçu pour pouvoir observer l’intérieur de la
cellule. Il ne s’est jamais habitué à ce regard intrusif de jour comme de nuit.
Dans des moments de révolte et de provocation il lui est arrivé de l’occulter
avec un bout d’adhésif. Mais cette entorse au règlement n’a jamais eu de conséquences
disciplinaires.
Lors
de sa ronde de nuit le surveillant se contentait de donner un petit coup de
pied dans la porte en grognant « l’œilleton ! » Désolé mentait-il alors,
j’étais aux toilettes !
L’inventaire
de la cellule est rapide : des livres empruntés à la bibliothèque, un catalogue
de la
Redoute,
une boîte de gouaches, un pot à crayons, sa blague à tabac et sa boîte à
cigarettes dans laquelle il stocke celles qu’il roule d’avance tous les soirs
pour sa consommation du lendemain.
Cette
tâche l’occupe. D’ailleurs il ne lui en reste que trois mais cette habitude
s’arrêtera ce soir ...il n’en fumera qu’une, la dernière ! Encore une fois
cette idée le fait sourire car elle lui
rappelle
cette époque où celui qui allait monter sur l’échafaud avait droit à quelques «
prestations » ; un dernier repas, une dernière cigarette et la visite d’un
prêtre qui venait l’accompagner aux portes du Paradis ou du néant, c’est
selon...
Ses yeux se posent sur deux cadres, l’un enfermant le
portrait de sa mère et l’autre une photo
de Laura et lui à Sète, au temps du bonheur, des projets de
vie, des promesses de fidélité et de rêves démesurés ! Elle ne vient plus le voir au parloir
depuis très longtemps et ils ne s’écrivent plus.
C’est
lui qui n’a plus voulu. La jeunesse de Laura méritait mieux que cet espoir
insensé d’une nouvelle vie au bout d’un si long chemin d’attentes, de
frustrations, de larmes et de renoncements. Il s’est replié sur la vacuité de
son existence rejetant avec l’énergie du désespoir ses rêves inaccessibles et
ses illusions. Pourtant les premiers mois qui ont suivi son passage d’homme
libre à celui de détenu, il nourrissait quelques projets de retourner un jour
en pleine lumière, de retrouver les plaisirs simples d’un pique-nique, d’une
sieste à l’ombre d’un micocoulier, d’une pêche à la truite, d’une escapade en
Espagne... Dans ses pensées, Laura était à ses côtés, rayonnante, sensuelle et
heureuse... Mais à quoi bon lui imposer un tel sacrifice ! Vivre dans le
leurre, mettre sa jeunesse à l’épreuve par une trop longue parenthèse, la
maintenir elle aussi prisonnière dans un monde pourtant sans barreau, sans
grilles et sans barbelés. Il a trouvé la force de lui dire de ne plus venir le
voir et de cesser toute relation épistolaire. Elle a beaucoup pleuré, gémi,
supplié mais au fil des jours, elle s’est apaisée et a fini par lâcher prise.
De
son côté, il s’est retranché dans son isolement affectif, luttant chaque jour
contre l’oppression des murs, l’angoisse du lendemain, l’hostilité ambiante,
les menaces et le racket.
Toute
sa courte vie n’aura été qu’une confrontation à la violence, à ses peurs les
plus intimes et à sa lâcheté. Dehors dedans...Déjà enfant puis adolescent,
traqué et maltraité par les autres, il était tétanisé par l’effroi, incapable
de réagir, se recroquevillant sous les coups, les insultes et les moqueries.
Comme tous les souffre-douleur, il se taisait, perclus de honte et de
perplexité.
Pourquoi ce harcèlement ? Pourquoi faisait-il l’objet de
tant de rejet et de ressentiment ?
Ce
n’était pourtant ni un élève brillant, ni beau, ni riche qui eut pu susciter
les jalousies. Sa vie n’avait rien d’enviable. Il habitait avec sa mère au
quatrième étage d’un immeuble d’une banlieue sale et bruyante. Il garde le
souvenir douloureux d’une femme meurtrie par le désamour et la fuite de l’homme
de sa vie, trop immature et incapable d’accueillir un enfant.
Depuis
cet abandon, elle s’appliquait à élever son fils comme on prend soin d’un bien
qui vous est confié. Lui se sentait aimé, mais par intermittence, entre deux
épisodes dépressifs. Le dernier lui a été fatal. L’accablement, l’opprobre, le
désespoir, consécutifs à l’emprisonnement de son fils ont eu raison de ses
fragiles défenses : par un matin ensoleillé de mai elle s’est défenestrée.
Il s’attarde
encore quelques minutes sur le portrait de cette femme, cette mère si peu faite
pour
être
mère sans être amante. Il se dit qu’il aura vécu constamment dans le manque,
l’absence, et dans l’ombre de celui qui n’a pas voulu lui apprendre à grandir,
à se défendre, à s’épanouir.
Laura
est entrée dans a vie beaucoup trop tard pour qu’il parvienne à museler son
passé, ses craintes et ses désillusions. Elle lui a permis néanmoins
d’entrevoir la possibilité d’un havre de sérénité.
Il y
a cru de toute son âme. Il se rappelle combien il était fier et radieux
lorsqu’il allait chez elle, s’étonnant chaque fois qu’elle ait pu un jour
s’intéresser à lui.
Il
travaillait alors dans une usine de produits chimiques où il faisait les nuits
de 21h à 5h. Son travail était répétitif et abrutissant mais il s’en
accommodait en attendant le jour où il pourrait enfin réaliser son rêve : faire
une formation en horticulture. Sa candidature était sur une liste Son travail à
l’usine consistait à conditionner des petites cuillères en plastique que l’on
trouve dans les petits pots de glace. Il se tenait debout devant une machine
qui comprenait un plateau horizontal percé de fentes sur toute sa surface. Sous
le plateau de la taille d’une platine Hifi, se trouvaient deux rouleaux de
cellophane qui conditionnaient les petites cuillères qu’il introduisait dans
les fentes. Le plateau tournait à des vitesses réglables en fonction du
rendement attendu. En début de nuit, la qualité du travail était irréprochable.
En revanche, après une pause casse-croûte, vers minuit, la reprise s’avérait
toujours pénible et le rendement moins productif.
Pendant
longtemps il a fait le même cauchemar ; il se débattait dans un impétueux
courant de
petites
cuillères multicolores, luttant de toutes ses forces pour ne pas être enseveli.
Il se réveillait in extrémis, juste avant d’être englouti, dans un cri
d’effroi.
Quand elle était à ses côtés, Laura le réconfortait avec
douceur et tendresse consciente du mal plus profond qui le rongeait.
Les
premiers mois qui suivirent leur rencontre ils n’affichèrent pas leur amour en
public.
Puis
est venu le temps de sortir de leur intimité, d’assouvir leur besoin de se
fondre dans l’agitation de la ville, dans les magasins bondés et les transports
en commun. A deux, cette conquête du monde avait quelque chose d’exaltant.
Mais
au fil des mois, franchir le palier de l’immeuble s’est avéré une véritable
épreuve. Ses visites à Laura ont éveillé l’agressivité d’une bande de jeunes
désœuvrés, juchés à longueur de journée
sur leurs scooters et fumant du cannabis. Leur malveillance a commencé par des
moqueries, des remarques désobligeantes et humiliantes sur sa démarche, sa
tenue, sa mollesse, son manque de virilité. Son passage à travers le groupe lui
imposait de les frôler, de croiser leurs regards provocateurs. Il s’inclinait
face à leurs tentatives d’intimidation qui sont rapidement devenues des menaces
plus marquées : une légère bousculade, des crachats, des grimaces hargneuses.
Il bloquait alors sa respiration et se précipitait dans le hall laissant
derrière lui les éclats de rires mauvais de ses agresseurs.
Cela
dura des mois mais jamais en présence de Laura qui était tenue à l’écart de
leurs jeux Ebranlé et terrifié à l’idée d’une surenchère de la violence, il
avait suggéré à Laura de déménager sans pour autant lui avouer la honte qui
l’habitait.
Dans
le fond de sa cellule, au cours de ses nuits d’insomnies, il a maintes fois
revécu ces scènes de fuites, essayant d’imaginer une autre voie que le drame.
Mais chaque fois, il revenait à la même question : jusqu’où ses harceleurs
seraient ils allés ? Qu’est ce qui aurait pu les détourner de ce jeu de la peur
qui les amusait tant ?
Et
tout en brisant un rasoir jetable pour en extraire la lame, il se souvient de
ce jour décisif où il a éprouvé une intense jubilation devant le regard
exorbité de terreur de l’un d’entre eux qui tentait vainement de colmater le
jet sanglant et saccadé de sa gorge ouverte. Les autres l’avaient regardé
s’effondrer, horrifiés et incapables de réagir.
La
suite, il ne s’en souvient pas. Il y a juste le vacarme des sirènes des
pompiers et des policiers, et les tremblements incessants de sa main serrant un
couteau de cuisine. Puis il avait ressenti une grande confusion dans son
esprit... Que faisait-il là encerclé par tous ces gens qui
l’observaient
comme une bête monstrueuse ? Et tandis que les pompiers et le médecin du SAMU
s’accroupissaient auprès de la victime inerte, les policiers le ceinturaient et
le menottaient. Il n’avait opposé aucune résistance, baissant la tête en signe
de soumission. Après cette journée dramatique, son histoire est une longue
procédure judiciaire jusqu’à une condamnation à 20 ans.
Il
tient maintenant la lame de rasoir entre le pouce et l’index de sa main droite.
Il l’examine froidement conscient qu’il devra entailler profondément son
avant-bras s’il ne veut pas échouer et que son geste soit interprété comme une
tentative de suicide ou d’auto mutilation. Il ne laissera pas un écrit
expliquant son geste. Comment exprimer l’indicible? Comment en quelques lignes
traduire son profond malaise, sa culpabilité dévorante, les jours qui se
succèdent dans l’adversité et une insupportable monotonie. Demain, « la
détention » apprendra qu’il s’est en quelque sorte évadé. Sa cellule sera nettoyée,
ses quelques affaires rangées et déposées au service de « la fouille » en
attendant la réclamation improbable d’une famille qui n’existe pas.
Certains
codétenus présentent des avant-bras scarifiés, témoignages de leur détresse
d’un soir et de leur renoncement. Lui n’est pas de ceux-là. Sa vie a trop
souvent été jalonnée de fuites, d’évitements et de lâchetés. Ce soir il se
montrera fort et courageux. Il prend alors une ample inspiration, crispe ses
doigts sur la lame et dans un cri étouffé lacère rageusement à plusieurs
reprises son poignet. La douleur qui s’ensuit le plie en deux. Il a lâché la
lame qui a tinté en tombant sur le carrelage. De sa main gauche, il enserre son
poignet qui libère des filets abondants de sang chaud et visqueux. Il s’allonge
en chien de fusil sur le lit serrant son drap Le matelas absorbe peu à peu
l’écoulement rougeâtre. La douleur est maintenant moins vive.
Des
tranches de vie sans aucune chronologie s’invitent à son chevet. Ses pensées
l’emportent dans les brumes de sa mémoire. Il y découvre un petit garçon qui
sanglote dans l’obscurité d’un placard où résonne la voix réprobatrice de sa
mère : « vilain garçon !méchant garçon qui fait pipi au lit ! » Les
réminiscences affluent comme pour libérer son esprit d’un lourd fardeau. Il
entend le tonnerre craqueler le ciel et il voit les éclairs zébrer ses
peluches... il se lève afin de se réfugier dans les bras de sa mère mais le lit
est vide...il la trouve dans la cuisine...elle a un air hagard et titube. Il
sait qu’elle s’est anéantie dans l’alcool et ne lui sera donc d’aucun
réconfort. C’est lui qui la guide vers la chambre où elle s’effondre sur le
lit. Encore une fois il
restera
avec ses peurs, le visage enfoui dans son oreiller.
A
présent il sent le froid l’envahir et ses paupières s’alourdir. Il se demande
si c’est ainsi que la vie vacille. Son regard est brouillé par des larmes qu’il
ne peut contrôler. C’est alors que Verlaine revient lui chuchoter :
« Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait
toi que voilà,
De ta jeunesse ? »
Sa conscience lui échappe. Il erre à présent vers un monde
inconnu.
Il
n’entendra pas l’œilleton qui vient de s’ouvrir, ne sera pas non plus ébloui
par le plafonnier tandis qu’un œil découvrira son corps inanimé et ensanglanté.
Il n’entendra pas davantage le surveillant rondier s’exclamer « ah le con il
s’est coupé ! » Une attente qui s’ensuit puis des pas précipités derrière la
porte, une agitation, le pêne qui claque et la porte qui s’ouvre sur des
surveillants pressés mais d’un calme déconcertant.
Il est trop tard ! Les gestes qui sauvent sont inutiles. Il
ne reviendra pas.
Il s’appelait Alexandre Miloniewski mais tous ici
l’appelaient Milo.
*********
« LE DERNIER
TRAIT » d’Eric Gohier
Albéric
se leva en hâte. Il avait pourtant plus de trois heures d'avance sur la marée.
Malgré son empressement – et certaines douleurs dues à l'âge – il prit soin
d'agir en silence. Il ne désirait pas réveiller Marieke.
L'obscurité
dans laquelle était plongée la chambre masquait la grimace inscrite sur son
visage. Un rictus complexe dans lequel un œil avisé aurait reconnu une certaine
colère, un peu de lassitude... et une indéniable peur.
Albéric
referma la porte de la chambre conjugale. Il remonta le couloir à grands pas,
la main droite posée sur sa bouche. Il entra précipitamment dans la cuisine,
referma derrière lui, puis déverrouilla la porte livrant sur la cour. Sans se
soucier de n'être vêtu que de ses seuls vêtements de nuit, il franchit le seuil
et referma la porte.
À ce moment-là seulement il se laissa aller à tousser.
Son
corps immense s'affaissa, secoué par les spasmes violents. Une toux rauque, Bon
sang, ne put-il s'empêcher de songer, il a bien fallu que ça revienne !
Il
toussa encore deux ou trois fois, se racla la gorge, cracha enfin avant de
rentrer dans la cuisine. Il referma la porte, tendit l'oreille. Le silence
régnait. Un pâle sourire ondoya à ses lèvres. Marieke n'avait rien entendu.
Tant mieux. Il ne dirait rien cette fois.
Il en avait soupé du docteur...
Il
s'empara d'une casserole et y mit à chauffer du lait coupé à l'eau. Une fois
chaud, il versa le mélange sur quelques racines de chicorée jetées dans un bol.
Les yeux dans le vague, il attendit le lever du jour. Patiemment. L'âme
tiraillée entre joie et mélancolie.
Albéric
Devrecker – son nom signifiait diable en flamand – n'avait jamais bien su à
quel monde il appartenait. Du moins avait-il toujours ignoré celui au sein
duquel il aurait préféré baigner. Sa mère était wallonne, son père flamand. Il
avait travaillé toute sa vie sous terre mais ne se plaisait jamais autant que
chevauchant la mer, perdu dans la contemplation du ciel.
Un
ciel qui lui ressemblait. Des nues déclinant toutes les nuances du gris, depuis
celui des crevettes qu'il pêchait à celui de l'anthracite que ses compagnons et
lui avaient souffert à extraire tout au long d'interminables galeries
souterraines.
Jamais
vraiment à sa place, il s'était senti écartelé entre envie et nécessité durant
toute son existence. Le diable auquel il devait son nom l'avait souvent
sollicité. La raison l'avait tout le temps emporté. Mais les luttes s'étaient
révélées rudes, presque autant avec ceux qui lui étaient proches qu'avec les
propriétaires des puits de mine. Plus d'une fois il avait fait le coup de
poing, pris les autres mineurs en remorque derrière son large dos pour aller
glaner quelques sobres victoires sur la misère.
Tous
ceux qui le connaissaient – sans doute en craintive référence à son patronyme –
disaient de lui : Quel diable d'homme !
Tous le disaient cependant avec une certaine admiration.
Albéric
vit enfin le ciel enfiler sa robe gris souris. Il se leva de sa chaise et
partit s'habiller chaudement. Le calendrier prétendait le printemps mais l'air
lui avait semblé plutôt vif lorsqu'il était sorti. Trois heures sur l'eau
peuvent vite vous enrhumer un bonhomme.
Les
pieds chaussés de bottes, Albéric quitta la maison. Au passage, il jeta un œil
au crachat qu'il avait plus tôt abandonné. Quelques traces rougeâtres – il les
fit disparaître d'un pied rageur – lui volèrent son mince sourire.
Celui-ci
ne revint sur ses lèvres qu'au moment où il pénétra dans l'écurie. Muis, sa
jument, tendait la tête vers l'ouverture de la porte, les oreilles frémissantes.
La main d'Albéric vint se poser sur l'encolure de la bête. Il la récompensa de
son accueil d'une caresse appuyée.
Muis
inclina la tête pour mieux profiter de la cajolerie.
Cette
jument de race boulonnaise – épaisse, massive, le muscle puissant –, Albéric
l'avait rachetée aux exploitants de la mine. Durant près de vingt ans, elle
avait tiré les lourds chariots de minerai. Comme tous les chevaux condamnés à
vivre au fond, elle avait fini par devenir aveugle. Sans Albéric, frappée par
la limite d'âge, on l'aurait conduite à la boucherie.
Il
était impossible de dire jusqu'à quel point ces deux-là s'appréciaient. Estimer
l'aune juste de leur complémentarité. Cette liberté qu'ils avaient tant tardé à
découvrir les enivrait d'embruns, de vent et de sel. Leur destin commun
participait de cette symbiose.
Albéric
était les yeux de Muis... la jument savait encore trouver cette force que son
maître n'avait plus.
D'une
voix grave aux accents gutturaux, Albéric parla longtemps à sa jument. Il lui
expliqua ce mal qui était revenu le ronger. Mais lui chanta aussi la joie d'une
nouvelle saison de pêche qui commençait. Il lui cacha bien sûr que ce serait la
dernière pour elle.
Déjà beau que la bête ait atteint cet âge vénérable !
Il
lui chanta ces deux heures qu'ils allaient passer durant six mois, matin et
soir, à sillonner la mer. Il loua les cieux gris que le soleil balafrerait d'un
trait d'or à l'occasion. Il vanta la rumeur marine qui les bercerait et cette
senteur iodée qui ravirait leurs sens. Il ranima les souvenirs heureux des
quatre années précédentes. Étrangement, la bête semblait l'écouter. Elle
inclinait la tête vers lui comme pour mieux attraper ses mots.
Sans
doute avait-elle compris l'essentiel puisque sa robe gris clair parsemée de
minuscules virgules noires se mit à palpiter lorsque Albéric s'empara du
collier de cuir. La jument tendit la tête comme pour lui faciliter la tâche
tandis que ses lourds sabots se mettaient à piétiner le sol en terre battue de
l'écurie.
Lorsqu'il
l'eut sellée et harnachée – à l'exception bien sûr des œillères – Albéric jeta
de part et d'autre de la large croupe deux grands paniers d'osier. L'un d'eux
contenait le chalut à crevettes, la boule de verre et les deux panneaux de
bois. L'autre renfermait les casiers à claire-voie pour trier et stocker la
pêche.
Tenant
Muis par la bride, il lui fit traverser la petite cour afin de l'aider à
franchir le porche étroit. Une fois dans la rue, il flatta l'animal avant de se
hisser sur la selle. L'âme légère mais le cœur à la peine, il donna de la voix
et des rênes pour lancer l'équipage vers ce qui ressemblait fort à leur ultime
saison de pêche en commun.
D'un
geste de la main, il salua son voisin, le vannier. Celui-ci, toujours levé aux
aurores, le regarda passer depuis la fenêtre de sa cuisine. Un air sombre et
comme absent peignait son visage. Veuf depuis quelques mois, à l'orée de ses
cinquante ans, le chagrin ne semblait pas l'avoir déserté.
En
réponse à son bonjour, le voisin leva son bol à sa santé.
Albéric
s'immobilisa au bord de la mer. Une demi-heure manquait avant le début de
l'étale. Il salua ses trois collègues présents sans oublier une tape
affectueuse pour chacune de leurs montures. Quelques mots s'échangèrent.
Presque par politesse. Pour ces professionnels de toujours, Albéric figurait un
élément rapporté.
À leurs yeux, il restait un mineur de fond... avant tout !
À la
vérité, ils jalousaient le couple que formaient Muis et l'ancien soutier du
charbon.
Tous
les jours, Albéric pêchait bien plus de crevettes qu'eux. Ce surcroît de
performance offrait un côté vexant... et se teignait à leurs yeux d'un tour
diabolique. Dans aucun domaine l'homme de métier n'apprécie de se voir dominé
par le profane.
Ils ignoraient le secret de sa réussite... et en concevaient
un profond dépit.
Albéric
avait fini de préparer le filet. Il remonta en selle et n'eut qu'un mot à dire
pour que la jument pénètre plus avant dans la mer. Lorsque l'eau affleura le
ventre de la bête, il tira à peine sur la bride. D'elle-même, Muis prit le
parallèle à la côte. Albéric délivra la maille, les panneaux de bois écartèrent
le filet, la boule de verre releva le cul du chalut.
La pêche venait de commencer.
Albéric
se pencha à l'oreille de la jument, murmura une onomatopée – cela ressemblait à
Huiyaah ! – et Muis adopta un pas convenu. Là en effet tenait tout leur secret.
Il ne devait rien
au
Malin... mais beaucoup à la mine. La pêche de la crevette à cheval est basée
sur un principe simple : le pas pesant de la bête – toutes avoisinent la tonne
– affole les crevettes envasées dans le sable et les fait fuir, le filet sert
ensuite à les recueillir.
Si
Muis était plus efficace c'est tout simplement parce qu'Albéric avait réussi à
lui faire reproduire à chaque pas cet effort considérable que la bête savait
développer pour arracher les lourds chariots de minerai à leur inertie. À
chaque pas, son large sabot frappait rudement la surface sableuse, effrayant
bien plus les crevettes que ne le faisaient les autres chevaux.
Fredonnant
une mélopée flamande dans laquelle il était question de mers et de terres
lointaines, Albéric s'abandonna au plaisir de la pêche. Il s'inonda dans ce
camaïeu de gris qui jetait la confusion sur les nues, les flots et la robe de
sa jument. Il n'appréciait rien tant que ces jours où une pluie fine mariée aux
brumes marines inondait tout d'une grisaille uniforme dans laquelle il ne
figurait plus qu'un élément intemporel du décor au même titre que la mer, la
terre et le ciel.
N'eut
été que lui, il n'y aurait jamais eu de marée. Il serait resté des journées
entières à sillonner la mer, assis sur le large dos de sa jument, ne s'arrêtant
que le temps obligé de vider le filet et de nourrir et abreuver sa monture.
Les
règles étaient différentes. Il le savait. Deux heures le matin, idem le soir...
de mars à octobre. C'était mieux que rien.Aucun bonheur véritable ne peut être
marqué au sceau de l'éternité.
– : –
Mars
s'enfuit. Tous les soirs, lorsqu'il rentrait, Albéric faisait cuire les
crevettes dans le grand fait-tout en aluminium que Marieke avait mis à chauffer
dans l'appentis accolé à l'écurie. Il s'occupait ensuite de Muis. Il la
brossait énergiquement, l'étrillait et l'abreuvait de mots pour la remercier de
toutes ces belles journées qu'elle lui donnait.
Marieke
et lui vendaient ensuite les crevettes à leurs pratiques habituelles. Ils
échangeaient peu de mots. Peu de gestes aussi. Souvent, Albéric repensait à ce
que son épouse lui avait jeté au visage près d'un an auparavant.
– Tu montes plus souvent sur ton cheval que... tu ne t'intéresses
à moi !
Ce
jour-là, il avait compris toute la retenue de Marieke pour ne pas se montrer
vulgaire... et admis le reproche. Mais dame, cela faisait près de trente-cinq
ans que...
Pas
étonnant que le rocher du sentiment se soit changé en sable, roulé à la houle
de tout ce temps que l'on tait. Elle était plus jeune que lui de cinq ans. Cet
écart, minime au demeurant, était multiplié par l'usure de son corps, étrillé
par tant d'heures ensevelies au fond des puits de mine.
Malgré
tous ses efforts, il n'avait pas réussi à lui cacher toutes ses quintes de toux
– celles-ci s'étaient accrues à mesure que le temps s'adoucissait.
Curieusement, Marieke n'avait pas eu l'air d'y prêter attention. Elle avait tu
ses habituelles récriminations. Elle ne l'avait pas tanné pour qu'il aille
consulter un docteur.
Albéric en avait éprouvé un étrange sentiment, mélange de
soulagement et de désespoir.
– : –
Avril
finit par passer. Ce sentiment, lui, ne fit qu'empirer. À l'aune de la santé
d'Albéric.
Le
mal investissait son corps un peu plus chaque jour. Marieke ne semblait pas
s'en émouvoir. Elle affichait même une moue dégoûtée lorsqu'une quinte de toux
plus violente que les autres rompait son corps en deux. Ni elle ni lui n'était
dupe pourtant. Albéric avait suffisamment vu d'anciens collègues partir pour
savoir que la poussière d'anthracite n'a pas le pardon facile.
Secrètement
blessé par le désamour de Marieke – mais conscient de son entière implication
dans cet état de fait – Albéric se vouait entièrement au plaisir pris dans les
journées partagées en mer avec Muis. Il laissait à présent parler son cœur en
toute liberté... s'avouait enfin toutes les vérités qu'il s'était longtemps
tues.
Albéric
avait compris depuis très longtemps que Marieke et lui ne vivaient pas sur la
même rive du fleuve... et que jamais il ne parviendrait à franchir cette large
étendue d'eau qui les séparait.
Assis
sur le dos de sa jument, l'œil perdu vers ces horizons improbables noyés dans
la grisaille des cieux, Albéric avait revisité son existence. Il avait
néanmoins admis que si la chance de tout recommencer lui était offerte il ne
changerait rien à son déroulement, averti que tous les possibles ne sont bâtis
que sur des sables mouvants.
À un
détail près cependant : peut-être aurait-il choisi de ne jamais descendre au
fond de la mine, brisant là la longue lignée de ceux de sa famille qui
l'avaient précédé. Oui, en pareil cas,
il
aurait choisi de devenir pêcheur de crevettes, de passer sa vie dans les brumes
du ciel, chevauchant les flots sur l'animal le plus humain que la Terre ait
jamais porté.
Tout
cela, il l'avait confié à Muis. La bête l'avait compris. C'était stupide de
songer cela... Il en était pourtant persuadé. D'ailleurs – il ne pouvait
interpréter ce signe que comme une preuve flagrante de ce son sentiment –
chaque fois qu'il s'était ouvert de toutes ses pensées à sa jument, le pas de
celle-ci, moins tonique depuis le début de la saison, avait retrouvé son allant
d'autrefois.
– : –
Mai
affichait son premier vendredi – jour d'ordinaire dévolu au Malin – lorsque
Albéric fit une pêche étrange. Il n'était pas extraordinaire d'attraper autre
chose que des crevettes dans le filet. On y trouvait fréquemment des soles, des
plies, quelques petits turbots, plus rarement des poissons blancs. Mais il ne
s'agissait pas ce jour-là d'une chose d'essence marine.
Albéric
venait de pêcher une culotte ! Un sous-vêtement féminin de couleur noire paré
de fines dentelles comme il s'en tisse à Calais. Par quel miracle avait-elle
échoué dans la mer ? Il n'en avait aucune idée. Peut-être quelque vengeance
ancillaire... ou un malencontreux oubli au cours d'un rendez-vous galant.
Il
la tint un instant entre ses mains, remué par une vague émotion... et quelques
vieilles réminiscences. Puis il la chiffonna en boule et la relança dans la
mer, amusé par avance à l'idée qu'un de ses collègues la repêche.
Deux
semaines plus tard, toujours un vendredi, Albéric grommela en amenant son filet
à terre. Un objet se trouvait emprisonné entre les mailles, fermant le cul du chalut.
Nul doute que sa pêche s'en était ressentie. Il mit pied à terre et secoua le
filet pour le débarrasser de la vase qui le maculait. Il découvrit alors la
nature de cet objet.
C'était
un panier abîmé dont les brins d'osier éventrés nouaient les mailles entre
elles. Il le dégagea à grand-peine. L'observa un instant. Puis le rejeta au
loin sur la plage, suffisamment à distance pour que la mer ne s'en empare à la
prochaine marée.
Une
quinzaine de jours s'écoula à nouveau. Juin ouvrait quelques lucarnes sur un
pâle soleil lorsque ce jour-là – toujours un vendredi – Albéric trouva dans son
filet de quoi lui ouvrir les yeux. C'était une corne cette fois que son chalut
venait de capturer. Sans doute provenait-elle de la tannerie, au bord de la
mer, quelques centaines de mètres avant l'entrée de la ville. Les peaux y
étaient fréquemment mises à sécher sur de larges claies afin d'accélérer
l'écharnage. Mais peu importait en fait l'origine de cette corne !
Albéric
venait de comprendre que rien n'était fortuit, que chaque élément procédait
d'un tout. Ce n'était pas par hasard que toutes ces pêches pour le moins
surprenantes avaient eu lieu un vendredi. L'empreinte du Diable était derrière
tout cela. Sans doute voulait-il lui faire passer quelque information.
C'était
désormais chose faite.
Le
lendemain, Albéric prépara Muis, chargea ses paniers et prit le chemin de la
mer. En passant devant chez son voisin le vannier, il lui adressa un geste de
la main. Derrière la fenêtre de sa cuisine, celui-ci lui rendit son bonjour.
Arrivé
à la plage, Albéric ne se hâta pas, comme à son habitude, de sortir panneaux de
bois et chalut des paniers. Il demeura assis, sa main gauche flattant
l'encolure de Muis, le regard rivé sur l'horizon, perdu dans la contemplation
du gris de la mer et du ciel en épousailles.
Une
demi-heure s'écoula sans qu'il ne bouge. La mer était pourtant presque à
l'étale.
Parfois,
il se penchait pour dire quelque chose à l'oreille de sa jument. De rares
paroles dites sur le ton de la confidence. Des mots murmurés que la brise de
terre emportait vers le large pour que nulle trace n'en subsiste.
Enfin,
il descendit de cheval, fit deux tours morts à la bride autour du tronc d'un
pin maritime famélique puis s'éloigna à grands pas en direction de sa maison.
Le
voisin n'était pas à sa fenêtre. Celui-ci ne put donc voir son visage
contrarié, barré d'une grimace courroucée. Albéric fourra la main dans sa
poche. Il en tira la clef de la porte de derrière. Il avait pris soin de s'en
munir la veille au soir. Il fit le tour de la maison, ouvrit la porte en
s'efforçant au silence et pénétra à l'intérieur sans même retirer ses bottes.
Il
remonta le couloir, attentif aux bruits de la maison. Très vite, ses poings se
crispèrent. Il s'immobilisa devant la porte de la chambre à coucher. Le Diable
ne l'avait pas trompé. Les râles qu'il percevait derrière la porte ne
laissaient aucune place au doute. Il sentit la colère lui tordre le ventre. Il
voyait désormais vers quel chemin le Malin cherchait à l'entraîner.
Il
ouvrit brusquement la porte. Le silence se fit aussitôt. Marieke et le voisin
prirent un teint terreux en découvrant son visage ravagé par la rage. Albéric
sentit la haine l'envahir. Il se retenait déjà pour ne pas se précipiter vers
le lit... il se savait capable de les tuer à coups de poings. Aucune arme ne
s'avérait nécessaire pour venger son honneur.
Il
s'apprêtait à faire le premier pas lorsqu'il sentit venir la quinte de toux. Il
était suffisamment instruit de son mal pour savoir que celle-ci s'apprêtait à
le clouer en deux.
Il
interpréta ce signe comme la volonté du seul apte à lutter contre le Diable.
Se
contenant à grand-peine, il foudroya du regard sa femme et le vannier avant de
claquer si fort la porte derrière lui que les murs en tremblèrent. Il sortit
par la porte de devant sans même prendre la peine de la refermer. Il savait à
présent la solution à tous ses problèmes. Une solution équitable pour tous. Curieusement, la toux s'en était allée...
Revenu
au bord de la plage, il prépara son filet, grimpa sur le dos de Muis et tous
deux s'enfoncèrent dans la mer. Il ne restait plus qu'une heure d'étale. La
pêche serait brève Les deux collègues d'Albéric encore présents sur la plage
avaient déjà plié leur matériel.
Ils
finissaient de trier les crevettes. Ils surveillaient Albéric du coin de l'œil,
un peu inquiets.
La
marée avait commencé à monter depuis un bon moment. Deux fois déjà ils
l'avaient appelé, engagé à regagner la plage. Celui-ci n'avait pas paru les
entendre.
Ils
échangèrent un sourire lorsqu'ils virent enfin la jument s'immobiliser. L'eau
passait déjà largement au-dessus de la sous-ventrière. Le temps dura, comme
suspendu.
Ni
l'homme ni la bête ne bougeait.
Ils
s'apprêtaient à le héler de nouveau lorsqu'ils virent Albéric tirer sur les
rênes. Ils se sentirent soulagés. Juste le bref temps de le voir tirer à hue au
lieu de tirer à dia. L'instant d'après, l'équipage reprit son pas... en
direction de la haute mer pour y tirer un dernier trait.
Ils
s'époumonèrent... longtemps... en vain.
La
mer n'a jamais rendu les corps d'Albéric et de Muis. Elle ne risque plus de le
faire aujourd'hui... cette histoire se passait il y a très longtemps. Il
n'empêche que d'aucuns – certes parmi les plus âgés – prétendent encore parfois
apercevoir, aux nuits de pleine lune, deux silhouettes géantes : l'une,
humaine, montée sur l'autre, animale.
Ces
ombres d'un autre temps laissent à penser qu'Albéric continue à pêcher la
crevette.
On
sait toute la retenue à observer quant aux témoignages humains. Les nuages par
ici savent parfois prendre des formes fantasques... et la bière peut empeser
l'esprit des plus sages !
Il n'empêche que les lendemains de ces nuits, il ne se pêche
jamais une seule crevette !
*********
« L’OUBLIEE DE MALLARDENX » de Mireille
Laffitte
J’étais parti de Metz de très bonne
heure, voulant profiter de cette belle journée d’été qui s’annonçait. Mes
examens passés, j’avais eu envie de m’aérer le corps et l’esprit. A l’oral du
CAPES d’histoire, j’avais été interrogé sur la révocation de l’Édit de Nantes
par Louis XIV et c’est comme ça que j’avais eu l’idée de venir en ces lieux.
J’avais roulé sur la départementale 603 qui m’avait conduit à Courcelles, d’où
j’avais l’intention d’emprunter, à pied, une portion du chemin des
Huguenots tenant son nom d’une jeune fille de Metz, Marie Dubois, qui,
en 1687, au péril de sa vie, avait échappé à ses persécuteurs.
Bien que je ne sois ni pratiquant,
ni même croyant, j’étais plutôt ému à l’idée de fouler ce sentier que, plus de
trois siècles auparavant, et pendant près de cent ans, des protestants, fidèles
à leur foi, et persécutés à cause d’elle, menacés à tout instant par les
dragons auxquels le roi donnaient carte blanche pour toutes les violences
qu’ils s’autorisaient, avaient clandestinement suivi jusqu’à l’Allemagne toute
proche, pour y célébrer chaque année, au mois de septembre, les cérémonies de
leur culte : baptêmes, mariages et Sainte Cène. Ce long chemin leur
demandait près d’une demi-journée de marche à l’aller et près d’une demi-journée
de marche au retour, et ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces enfants le
parcouraient en des temps terribles. Moi, aujourd’hui, je l’accomplissais
le cœur léger, en essayant de repérer, dans la forêt de Courcelles et sur
le plateau agricole qui la dominait, des vestiges historiques. Même si je
savais que le tracé moderne, victime de la transformation du paysage
industriel, s’écartait forcément du tracé historique, je m’efforçai de chercher
des repères : fléché de croix huguenotes bleues sur fond blanc, le chemin
était jalonné par des lieux de mémoire qui avaient marqué cette
marche obstinée vers la liberté de culte. Et, sans doute aussi, pour certains,
vers la liberté tout court.
Je marchai d’un bon pas et arrivai
bientôt dans un village dont les maisons se groupaient harmonieusement autour
d’un petit bâtiment blanc au toit d’ardoises, plus proche, par ses proportions,
d’une chapelle de montagne que d’une église. Toutes typiques de la
région : toits de tuiles pentus, porches arrondis qui leur mangeaient la
moitié des façades, jardinets à l’arrière. Des maisons faites depuis longtemps,
pour durer longtemps. Où l’on imaginait, derrière chacune de leurs portes, des
réunions de famille accueillantes et animées autour d’une grande table de
ferme, des veillées chaleureuses devant une cheminée : le visiteur
pousserait la porte et crierait « Bonjour, braves gens ! »,
comme dans Les Vieux, d’Alphonse Daudet, et on lui ferait aussitôt une
place, sans chichis. Des maisons faites pour abriter les hommes et leurs
petits troupeaux. Autrefois, du moins. Coquettes maisons de villégiature,
aujourd’hui.
Déjà, dans les vergers et dans les
jardins, protégés par de vieilles murettes de pierres parfaitement entretenues,
cerisiers et mirabelliers croulaient sous les fruits, chèvrefeuilles, rosiers
et glycines composaient leur palette pastel et embaumaient l’air où l’on
devinait, plus qu’on ne les voyait, les premières abeilles. Une jolie matinée
de juin, vraiment ! De ces matinées où l’on se sent apaisé, réconcilié
avec soi-même et en harmonie avec le monde. Un monde aux proportions de ce
village de rêve.
Séduit par cette image de carte
postale, je décidai qu’au retour, dans l’après-midi, je ferais un détour pour
parcourir à pied les rues de ce village si charmant.
C’est en arrivant, vers dix-sept
heures, que je remarquai une étrange demeure, qui se dressait à l’entrée du
village. Bien qu’elle fût en très mauvais état, et pratiquement à l’abandon,
elle laissait augurer de ce qu’elle pourrait devenir si on la restaurait.
Elle était composée de trois grands
corps de bâtiments perpendiculaires les uns aux autres : au centre, la
maison d’habitation, percée de fenêtres Renaissance, était flanquée de deux
autres constructions, sans doute d’anciens communs, dont les grandes portes en
bois étaient encadrées par d’impressionnants rosiers qui tapissaient
littéralement les murs de superbes roses rouges. La cour, carrée, fermée par
des murets de pierre assez bien conservés, était entièrement recouverte
d’herbe. L’ensemble, silencieux et élégant comme bien des vestiges des temps
anciens, évoquait certains châteaux cathares que j’avais visités l’été
précédent. Un écriteau « A vendre » était accroché à la grille.
« C’est-y que vous avez
l’intention d’acheter ? »
Je sursautai, n’ayant pas
entendu l’homme arriver.
« Comme je vous vois depuis un
petit bout de temps devant la pancarte ...
- Oh ! Je me contentais
d’admirer les lieux : c’est un ensemble, qui a un charme fou ! …
Mais certainement pas dans mes prix !
- Oh ! à mon avis, ça m’étonnerait
que ça ne parte pas pour une bouchée de pain !
- C’est vrai qu’il y a beaucoup à
restaurer !
- Oh ! c’est pas tant pour
ça !
- La toiture de la grange de gauche
s’est effondrée, non ?
- Oui. Mais c’est pas tant pour ça,
je vous dis. »
L’homme me parut soudain mystérieux.
Il s’était tu, avait pris un air entendu et on aurait dit qu’il ménageait ses
effets pour me révéler une terrible vérité.
« C’est
quand même un bel ensemble ! », répétai-je pour dire quelque chose,
histoire de meubler ce silence qui me gênait. « C’est vrai :
avec cette cour couverte d’herbe, entourée de ces bâtiments, ces vieux toits,
ces belles pierres, ces fenêtres … !
- Mallardenx a été
longtemps la plus belle du bourg. Longtemps ! On a toujours dit qu’elle
avait appartenu à des châtelains, au dix-septième siècle. Au moins ! Elle
a une histoire, cette maison ! Mon grand-père m’a raconté que son père,
déjà, parlait d’un souterrain qui la reliait au château de Brassay,
là-bas, sur la crête, et au château de Landonvillers, vous voyez où
c’est ? A seize kilomètres ! Ces passages secrets remonteraient au
temps des guerres de religion. Les châtelains, des protestants, auraient fait
construire ces galeries pour s’échapper. Parce qu’ici, comme vous le savez
peut-être, c’était un pays où il y avait beaucoup de protestants. Beaucoup.
D’ailleurs, pourquoi je dis « y avait » ? Il y en a
encore !… Donc, pendant ces guerres de religion, ils auraient pu
s’enfuir ! Et même après, à la Révolution, les nobles se seraient enfuis
par là. On dit aussi que des juifs s’y seraient cachés pendant la guerre.
Bref ! La maison a eu un passé caché. Mais ce n’est peut-être qu’une
légende ! Les cultures ont tout recouvert depuis un joli
moment : allez creuser pour vérifier, maintenant ! … Tout ça pour vous
dire que l’endroit aurait pu valoir cher !
- Et les propriétaires le laissent
tomber en ruines ? Quel gâchis !
- Je crois bien qu’on ne les a
jamais connus. C’est un notaire de Nancy qui gère le bien et si vous voulez mon
avis, c’est lui, le propriétaire, mais bon !… Quand le toit de la grange
s’est affaissé, l’an dernier, la Municipalité s’est contentée de poser un
panneau obligeant les automobilistes à ralentir sur le chemin : on se
demande contre qui il aurait fallu se retourner s’il était tombé sur quelqu’un,
enfin ! …
- Et la maison n’est pas
habitée ?
- Elle ne l’est plus depuis trois
ans : c’est à cause de ce qui s’y est passé que … mais avancez donc à
jusqu’à chez moi : c’est là-bas, un peu plus loin, en face, on va boire un
canon, et je vais vous raconter ce qui est arrivé dans cette maison. M’est avis
qu’à cause de ça, ils ne sont pas près de la vendre ! Ou alors, comme je
vous ai dit, ça se fera pour une bouchée de pain ! »
Je le suivis jusqu’à sa demeure. Je
n’avais pas tellement envie de perdre du temps, mais j’avoue que ses dernières
paroles m’avaient intrigué.
L’homme me raconta le drame qui
s’était passé dans cette maison.
On n’avait jamais su grand chose du
dernier locataire, un certain Faucher, la quarantaine, agent d’entretien à la
voirie à Courcelles, à vélomoteur : six kilomètres aller et six kilomètres
retour. Un type qui n’était pas d’ici.
« Un sauvage, ce type. Il ne
disait jamais ni bonjour, ni bonsoir, rien ! Alors, à force, nous, au
village, on a fait comme s’il n’existait pas. On savait qu’il était là
parce qu’il ouvrait et fermait les volets de ce qu’on supposait être la
cuisine, en bas, et la chambre, en haut. Tous les autres volets restaient tout
le temps fermés, on ne savait pas s’il occupait les autres pièces. »
Personne n’était jamais entré chez
lui, pas même le facteur qui lui portait un mandat tous les trois mois. D’où
lui venait cet argent ? Le facteur avait dit une fois qu’il était versé
par la Caisse maladies. Mais en quel honneur ? Personne ne le savait. Et
pendant les cinq ans qu’il vécut dans cette maison, il avait touché cet argent
Le maire lui-même ignorait
pratiquement tout de lui, à part l’endroit où il travaillait et le fait qu’il
payait régulièrement son loyer par mandat.
Personne ne l’avait vu arriver, ce
qui me paraissait incroyable, parce que, même si la maison était, paraît-il, un
peu meublée depuis les anciens propriétaires, il devait bien avoir des affaires
à lui ! Mais l’homme m’assura que personne n’avait rien vu, rien entendu !
Un matin, il avait été là et on l’avait su parce que les volets d’en bas
étaient ouverts, c’était tout ! Et comme il ne parlait à personne…
« Et vous, son plus proche
voisin, vous n’avez jamais cherché à lui parler ?
- J’ai bien essayé, une fois ou
deux, de parler de tout et de rien, mais il coupait court à toutes les
conversations, on voyait bien que ça ne l’intéressait pas de fréquenter le
monde. Il rentrait chez lui, il s’enfermait et allez savoir, vous, ce qui se
passe derrière une porte fermée ! C’était un sauvage, je vous dis.
- Il est donc resté tout seul ?
L’homme
me regarda, conscient de l’importance du moment.
- Tout seul, enfin … c’est ce qu’on
a tous cru ! Puisque …. ».
« Vraiment, vous n’avez jamais
entendu parler de cette affaire ? Je ne sais pas, moi, dans le journal, à
la télévision ?
- Non. Pourtant, ça a fait du bruit dans le coin, je vous le dis ! ...
- Je ne suis pas d’ici, répondis-je
en guise d’excuse, j’étais étudiant à Nancy et je ne lisais pas beaucoup
les journaux. Qu’est-ce qui est arrivé dans cette maison ?
- Il y a trois ans, le type a eu
une attaque sur son lieu de travail et il est mort d’un coup. Et la
Municipalité a été bien embêtée pour prévenir la famille : en avait-il
une, seulement ? Il s’est trouvé que non. Le maire a donc fait le nécessaire
pour l’enterrement (Faucher est dans la fosse commune du cimetière) et le
notaire a mis la maison en vente. A l’époque, il y avait moins de dégradations
qu’aujourd’hui, et pourtant, les acheteurs ne se bousculaient pas au
portail ! Jusqu’à l’année dernière, où un couple s’est préparé à faire la
visite des lieux en compagnie du clerc du notaire. Je les avais vus se
promener, quelque temps avant, ces gens, on avait parlé, comme ça : ils
avaient envie de passer leur retraite dans la région et ils avaient le coup de
foudre pour l’ensemble des bâtiments. Ce sont leurs propres mots :
« le coup de foudre ». Mais celui qu’ils allaient recevoir en
entrant, ils ne seraient pas près de l’oublier ! …
- Ah bon ? Pourquoi ?
- Vous allez voir. Ils
s’étaient rendus à la mairie pour se renseigner et le maire, trop content
de se débarrasser d’un poids, parce que le reste du toit de la grange menaçait
à tout moment de s’effondrer sur le chemin et il y aurait bien eu des gens pour
lui en faire le reproche, bref, le maire les avait mis en rapport avec le
notaire chargé du bien. Et un matin des vacances de Toussaint, ils sont venus
visiter Mallardenx.
- La maison n’avait pas du tout été
ouverte depuis deux ans ?
- C’est ça.
- Ça devait sentir le moisi et le
renfermé là-dedans ?
- S’il n’y avait eu que
ça ! En montant au premier étage, ils ont trouvé
que ça sentait le pourri. Ils nous l’ont raconté, après, en attendant les
gendarmes.
- Les gendarmes ?
- Vous allez voir. La porte de ce
qui avait dû être la chambre du bonhomme était ouverte, mais l’autre était
fermée à clé. Malheureusement, la clé n’était pas sur la porte et ils n’ont pas
pu entrer tout de suite : ils ont dû faire venir un serrurier. Ils avaient
l’impression que c’était de là que venait cette odeur de pourri !
Effectivement, c’était une infection ! Au point que la femme est
redescendue en courant et qu’elle a eu à peine le temps d’arriver dans la cour
pour vomir.
- Qu’est-ce qu’il y avait donc,
derrière cette porte ?
- Un squelette ! Du vomi
et de la merde séchés partout : sur le lit, autour du lit,
sur les murs ! Nous autres, voisins, on n’a rien pu voir, mais les
gendarmes qui sont arrivés après, et qu’on connaissait bien, nous ont tout
raconté.
- Quelqu’un qu’il avait tué ?
- Non, pas du tout, c’est plus
tragique que ça ! Parce que c’est plus bête ! On l’a su plus
tard : c’est ce qui a été expliqué dans les journaux, des choses qu’ils
ont sues par la Caisse maladies. Ce squelette, c’était sa sœur, une
arriérée qu’il gardait enfermée, la journée, attachée avec une chaîne au pied
de son lit. Le matin, il lui portait son déjeuner et le soir, son souper.
L’argent qu’il touchait, c’était la pension de sa sœur.
- Et elle restait toute la journée
attachée et enfermée ?
- Voilà. Ce n’était pas par
méchanceté qu’il faisait ça, mais par précaution : elle aurait pu faire
des bêtises, parce qu’il paraît qu’elle avait un sacré grain !
- Mais lui aussi, il était
spécial ! Et il a quand même profité de l’argent de sa sœur !
- Eh ! bien, figurez-vous qu’il
n’avait rien dépensé, il avait tout placé à la banque : Qu’est-ce qu’il
comptait en faire … ? Maintenant, ça ira tout à l’État !
- Pauvre femme, quelle fin elle a
eue ! Elle a dû crier : vous n’avez rien entendu ?
- Rien. Vous savez, dans ces
vieilles maisons, les murs sont épais !
- Il aurait pu la placer dans une
maison spécialisée, au lieu de la séquestrer ! C’est une faute grave,
ça ! »
L’homme haussa les épaules.
« Sans doute. Et quand il a eu
son attaque, il était à son travail : on ne l’a pas ramené chez lui et
personne ne savait que sa sœur vivait là-haut.
- Quel âge elle avait ?
- Elle était plus vieille que
lui, c’est tout ce que je sais. Pauvre femme, oui ! Elle
a dû essayer de s’enfuir, parce qu’il y avait des griffures sur le plancher
tout autour du lit. Elle ne pouvait pas aller jusqu’à la porte à cause de la
chaîne. Il paraît que sa cheville droite était cassée : celle qui retenait
l’anneau …
- Elle a dû se débattre
longtemps ! Et vous, vous dites que vous n’avez rien entendu ?
C’est à peine croyable, quand même ! »
L’homme resta muet.
Il se faisait tard et j’en avais
assez, tout d’un coup, de ce village de rêve ! Je me sentis frissonner,
mais pas seulement parce que l’air fraîchissait vite, même au mois de juin.
L’homme était resté près de son
portail. Je le sentais dans mon dos.
En repassant devant la bâtisse, je
me demandai si vraiment, là-dessous, des galeries providentielles avaient
permis, en d’autres temps plus anciens, d’échapper à l’ignorance et à la
barbarie humaines en traçant sous la terre un chemin des
Huguenots encore plus clandestin que celui de la surface. Est-ce
que la jeune Marie Dubois l’avait emprunté, elle qui avait eu la chance de
survivre aux persécutions ?
Avant de m’éloigner définitivement,
je me retournai : dans la lumière orangée et douce du soleil couchant, les
maisons du village pouvaient encore parler de sérénité et d’apaisement. Mais
quels fantômes les hantaient ? Quels cris retenaient leurs murs épais
griffés, peut-être, par les ongles des enfermés ? Quels secrets
pourrissaient et se desséchaient derrière la porte refermée de chacune
d’elles ? Quels passages secrets, menant à la liberté, ne seraient jamais
découverts ?
Alors, colère et chagrin mêlés dans ma voix, je me surpris à
murmurer : "Fuis cet endroit, Marie Dubois".
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